ignorance-active ---- 19 Apr 2025
 

Faut il relire Kafka ?

 

Dans la vie je suis refacteur d'éponges à la sortie d'une petite ville d'Allemagne parce que cela sent un peu mauvais. C'est tout un processus pour "retraiter" les éponges comme on dit maintenant, c'est pourquoi si l'on me cherche on peut m'appeler via le bureau des processus des retraitements des éponges consignées, traduction libre, mais c'est vrai que ça sent un peu mauvais. Personne à mon bureau ne sait que je suis un écrivain célèbre mais cela n'empêche pas qu'on me témoigne d'un certain respect, rapport à mon bon comportement dans le traitement de nos petites pensionnaires. Car il faut le voir le petit train des éponges, une fois dans sa vie, avec son petit tapis roulant, les jeux d'aiguilles et tout le reste pour comprendre que c'est une affaire sérieuse, les éponges, et que, exerçant tel que j'exerce, on me tient à la hauteur du notable, avec tous les égards imaginables, enfin, du moins pour une petite entreprise bio à la sortie de la ville, cela s'entend. Et comme je finissais ma journée de travail, assis devant l'usine sur une chaise en formica, à contempler le passage des automobiles sur la départementale cabossée en sirotant mon jus de pommes du vendredi, ce qui marque généralement l'entrée dans le week end, deux grosses béaimdoublevées de la police se garèrent brutalement devant moi, comme pour arrêter quelqu'un qui vivrait dans un film. Or je ne vis pas dans un film. Je me dis que c'était curieux. Je suis un notable. On ne devrait pas se garer ainsi.

Il nous a été signifié par le juge de la ville de L, commence alors l'un des policiers planté devant moi, une inculpation pour défaut de lecture de Franz Kafka. J'ai eu beau leur dire que j'avais effectivement dèjà lu Franz Kafka, ils me répondirent que le problème n'était pas là, qu'en outre ils n'étaient pas chargés d'examiner la nature des problèmes mais la stature des problèmes et que de la sorte si je voulais bien les suivre, d'avantage d'explication me seraient transmises tout à l'heure après le passage réglementaire au bureau des processus de retraitement des criminels.

Le juge était compréhensif. Je ne dirais pas sympathique mais compréhensif. C'est lui qui me tendit une cigarette, l'alluma et la flanqua entre les lêvres, bien que je lui eusse dit que je ne fumais pas - justement, justement, dit il. Mes mains avaient beau être entravées, les bras m'en tombaient. Si vous aviez vraiment lu Kafka, comme vous le prétendez, déclara t il, nous n'en serions pas du tout là. En effet, les choses seraient décrites autrement, vous le savez tout comme moi, insista t il. En outre en lisant Kafka j'aurais supposément permis, si je comprends, que l'autorité fasse en sorte que je puisse bénéficier d'une execution de peine sans connaitre la raison de ma condamnation, et même si cette peine était susceptible d'être la mort, elle était bien préférable pour la bonne marche des moeurs dans la ville de L, considérant le prestige naturel des faits de justice porté par des motifs que seuls les villageois de L connaissent, ou quelque chose dans cette veine. En somme comme il était démontré que je ne lisais pas effectivement Kafka on avait des bonnes raisons de me laisser tranquille et me refuser ainsi toute execution publique arbitraire et de la sorte être réduit à une existence banale, sans relief, ni prestige. Je n'étais pas d'accord, bien évidemment, car j'affirmais haut et fort que le meilleur des deux mondes était possible, qu'on pouvait d'un côté avoir parfaitement au moins avoir un peu lu Kafka et d'un autre côté, s'occuper dignement de ses petites affaires, tout autant qu'on pouvait être favorable à la défense des opprimés partout dans le monde et pas seulement dans le village de L sans pour autant faire quoi que ce soit susceptible de faire arrêter de faire le moindre mal à la moindre des mouches. Le juge me dit que j'étais en Allemagne et qu'en Allemagne on ne prenaient pas les nuances pour argent comptant, ou quelque chose dans cette veine, que la seule chose qui était claire c'est que je n'avais pas lu Kafka, de son point de vue, que ne pas être juif ne formait pas une excuse à ne pas l'avoir lu, qu'il s'agissait désormais d'une obligation nationale afin de conserver les traditions, cela en vue de garder le sens du bien commun au delà de l'utilitaire, permettre à chacun de conserver en soi le sentiment d'une vraie importance et se réjouir finalement que l'on puisse se faire cueillir de bon matin en vue d'une exécution de peine, car c'est cela qui doit être, si quelque chose a le moindre sens.

A la fin de notre entretien, il me glissa une facture avec un compte bancaire vers lequel verser le montant de mon amende. Il me dit que c'était tout ce qu'il pouvait faire pour moi, soit donc une toute petite amende sans motif réel d'un montant de quarante huit euro et, présentée de manière séparée pour les besoins de la cause, une seconde amende motivée d'un montant de soixante neuf euro quarante cinq, pour avoir fait déplacer deux fonctionnaires et une béaimedoublevé un vendredi.

J'ai payé, ma vie a continué son cours.

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