grand-sédimental ---- 30 Apr 2022
 

On me suit

 

C'était l'autre soir, je m'en suis aperçu dans la rue, quelque chose qui n'allait pas ou plutôt quelqu'un, comme je marchais pour aller chercher une bricole au machin du coin, une présence quoi ou un mauvais pressentiment. Nous autres écrivains nous avons des sentiments tellement fins parfois qu'on les ressent quelques instants avant les autres, c'est pourquoi on est en réalité les seuls à pouvoir parler comme cela, libéralement, de pressentiment. Je note cela ici pour m'en souvenir au titre de la note sur ce qui m'est arrivé l'autre soir mais je dois me souvenir surtout que je ne dois pas laisser mon attention être détournée par ce genre de phénomènes curieux de la vie quotidienne. Autrement on s'en sort plus, n'est ce pas, on passerait son temps à se regarder se rendre compte de l'ensemble des particularités que l'on ressent par rapport aux autres gens qui ne sont pas écrivains comme nous. Donc bref, j'allais pour ma bricole et je voyais bien que quelqu'un m'avait observé traverser la rue depuis la porte de mon immeuble pour aller au machin du coin, où ils vendent bien des choses commodes que je me refuse à désigner ou dénombrer afin de garder toute mon énergie pour la seule chose qui compte dans la littérature, c'est à dire la littérature littéraire. Oui les écrivains font caca, c'est entendu, mais ce n'est pas une raison pour s'étendre.

De loin comme cela, un type normal donc, la quarantaine, rien de spécial dans ses manières d'apparaître, simplement une façon de garder ni plus ni moins une distance d'environ trente mètres entre lui et moi quoi qu’il arrive. Je note cela comme ça pour plus tard, quelques détails précis de la scène, moi, lui, ma bricole à la main, le machin du coin, pour le cas où cela tournerait mal. Forcément ce n’était pas ma sortie pour une bricole qui devait justifier qu’on me tint à l'œil de la sorte, il devait forcément y avoir autre chose. Cet homme devait savoir quelque chose à mon sujet, me disais-je, impossible de penser autrement. Il n’y avait que deux hypothèses possibles. Ou bien on en voulait à mon corps, ou bien on en voulait à mon âme. S’agissant du corps, j’ose croire que mes ans bien tassés sur mes articulations fatiguées par le surpoid ne saurait éveiller autant de convoitise que les opérations de mon âme littéraire, par laquelle le poid des ans a chu simultanément à ma carcasse violacée sur le truc qui me retient de tomber plus loin, entre la table et le bureau. Et va donc encore une phrase trop dépensière. Je devrais surveiller mieux ma ligne. L’effroi sans doute, cette aventure. Bref nous en étions à nous toiser. Je suis sûr qu’il a vu que je l’avais vu. Je suis rentré chez moi d’un air tout ce qu’il y a de naturel pour un écrivain et j’ai fait comme cela se fait je pense dans les histoires que le bon goût artistique m'empêche de connaître, j’ai pris un verre d’eau, celui avec l’eau dedans, tiré un peu le rideau, celui avec mon regard plissé derrière et observé comme on dit les faits et gestes dans ma rue. Je le vis bien passer comme convenu sous mes fenêtres, d’un air semble t il à signifier l’idée une promenade mais sans le sifflement, sans les mains dans les poches, sans jeter un mégot d’une chiquenaude, sans pousser de l’index le revers d’un galurin arboré fièrement, non, juste comme ça. Quelque peu essoufflé par ces efforts, je crois qu’à ce moment-là je n’avais vraiment plus assez de présence d’esprit pour essayer d’en savoir davantage sur le compte de ce lascar. J’avais envie de téléphoner à mon ex femme, enfin c’est à dire, à la femme qui aurait été mon ex à l’heure qu’il est si je n’étais pas devenu écrivain, ce qui fait qu’en plus de toutes ces calamités j’aurais possédé un téléphone pour appeler celle que j’aurais possédé au préalable. Si je vois ce que je veux dire. Enfin bref. Cette histoire m’aura mis dans tous mes états, c’est sûr. A quoi ça tient un style que l’on croit tenir. Un inconnu organise une filature dans la rue et voilà que tout verse dans le n’importe quoi, le style oral, déblatérage indigne et convolutions bonnes pour le voyageur de commerce. Tout compte fait, je dois pourtant noter cette histoire qui m’est arrivée, même si cela prend sur mes activités principales, sinon je ne pourrai pas comparer avec une autre choses qui m’arriverait également dans le futur. Il n’arrive normalement rien de spécial dans la vie d’un écrivain autrement il n’aurait pas le temps de peaufiner son écriture littéraire et pour éviter qu’il arrive trop de choses il convient bien entendu de prendre note des évènements intervenus, non pas pour en faire cette matière vulgaire mais pour comprendre la bonne manière d’éviter que cela ne se reproduise encore. Vivre seul, sans problème d’argent, dans une ville ni trop grande ni trop petite, cela ne suffit apparemment pas pour nous épargner la déconvenue d’une rencontre malheureuse ou d’un accident véritable. Prudence donc. Ce qui m’est arrivé l’autre jour est peut-être le signe qu’un nouveau chapitre va s’ouvrir. Un type m’a suivi, il sait quelque chose, je n’en savais pas plus. J’ai dû poser la plume, à cause des questions.

La nuit fut terrible. La sangle de maintien m’a fait souffrir jusqu’à pas d’heure. Normalement je ne bascule d’un côté sur l’autre qu’une ou deux fois par nuit mais là… Je me disais que ce type savait sûrement que j’étais écrivain et de cette manière il avait deviné que depuis au moins 15 ans je devais avoir la garde d’un manuscrit important qu’il serait susceptible de me voler. De deux choses l’une, me disais-je. C’est le sens de l’action de toujours dire d’une chose l’une. On ne peut pas formuler autrement quand la nécessité fait loi. Et le couperet finit toujours par tomber. Donc soit je termine ce manuscrit pour au moins avoir la vie sauve, soit je m’explique avec ce type à son sujet, sur son importance afin que nous convenions ensemble d’un accord amiable. D’un côté se sentir ainsi contraint par une telle menace, de l’autre fléchir jusqu’à accepter un compromis pour un différend totalement fabriqué.. Comment dormir dans ces conditions ?

Le lendemain matin j'étais résolu à prendre toutes les mesures qui s'imposent. Je ne sais pas si c'est comme cela qu'il faut l'écrire. Les mesures qui s'imposent c'est comme de dire de deux choses l'une donc c'est éternel alors il n'y a plus d'accord possible ni dans le temps ni dans l'espace. Quoi qu'il en soit je m'étais roulé jusqu'à ma salle de bain, ma salle de bain normale, rien de spécial à dire, blanche dans l'ensemble, sans décoration, pour élaborer des volets tactiques et des volets stratégiques qui iraient tous dans le sens d'une résolution rapide du conflit qui m'opposait à ce voleur de manuscrit. Le plus simple, m'avait-il semblé, c'était de traverser à nouveau la rue pour aller me procurer une nouvelle bricole et cette fois comprendre la teneur exacte des hostilités encore en germe. Je m'étais dit cela tout seul, en me regardant dans le miroir de la salle de bain. C'est à peine si je me reconnaissais. Je me faisais peur. Plus du tout le même allant, plus du tout la même prestance. Si j'avais ce genre de manières j'aurais sans doute pu écrire que j'avais pris 10 ans en deux jours. Cela doit être cela, végéter dans sa propre vie, prendre note, s'écouter. Quelle misère. Dieu m'en préserve. Alors c'était décidé, je ne me perdrai pas plus loin, je couperai court à toutes les considérations sinueuses et mal à devenues qui m’éloigneraient d’avec mon œuvre en gestation, menaçant de faire fondre les fils électro sensibles qui me relient à la littérature véritablement littéraire

Quelle contre attaque élaborer…. Voyons. S'il m'avait suivi une fois, je songeais que je pourrais le suivre aussi, ou du moins des yeux, dans un premier temps, afin de me prémunir d'une escalade inutile. Considérant cette journée de toutes les manières perdue, le cours de ma pensée détournée dans un ravin ignoble je peaufinais un plan matinal pour démontrer la validité de mes soupçons. Admettons que mon agresseur ait eu par hasard cette manie de faire les choses à la même heure tous les jours; dans ce cas il m'était très aisé de renouveler ma sortie à un autre moment pour démontrer sa volonté de nuire. C'est ainsi que je décidai de sortir matinalement.

Eh bien le moins que l'on puisse dire c'est que je ne fus pas déçu du voyage. Entre la porte de mon immeuble et le bureau des bricoles du coin, j'eu le temps d'observer pas moins de seize anomalies. Non seulement mon agresseur n'était pas là mais il démontrait sa présence manifeste en accumulant des messages à mon intention. Je ne vais quand même pas me résoudre à décrire cette liste de futilités multiples non plus. A quoi bon vraiment. L'alignement des mégots de cigarette dans la rue, la façon dont les chaises vides sont rangées à la devanture du bar ignoble devant lequel je ne fais que passer, certains reflets dans certaines flaques un peu huileuses, tout cela n'est bon à écrire qu'au milieu des longues vagues littéraire qui s'échouent avec soin sur les côtes finement dessinées de mon manuscrit…. Cependant je devais bien me rendre à ce constat terrible que mon nouvel ennemi possédait une connaissance déjà précise de mon manuscrit. J'ai entendu parler d'histoire de la sorte, en écoutant la radio je crois, un jour où il faisait trop beau pour sortir, de doigts coupés à un être cher enlevé par des équipes organisées qui prennent soin d'aller à la poste avec le doigt, glissent le doigt dans l'enveloppe à bulles, puis l'enveloppe dans la boîtes aux lettres et ainsi de suite pour que fil en aiguilles… Exactement mon cas. Homère sort de chez lui et tombe sur Ulysse attablé devant une saucisse de Morteau et une bière en compagnie d'une Nausicaa qui regarde ailleurs, maquillée comme un camion, comme on dit. Exactement mon cas.

Revenu à mon appartement avec ma bricole, j'étais paralysé comme on peut être paralysé quand on est paralysé toute la journée. C'est à dire qu'on est là à se décrire en train de vouloir se changer les idées, se remettre au travail, s'enfouir dans des couches des couches de littérature foncièrement littéraire et soyeuse, capitonnée, cossue mais la journée passe. Même regarder par la fenêtre en plissant les rideaux de mes yeux, à l'heure où le soir noircit les ombres, ce n'était plus possible.

Un sursaut, la porte sonne, quelqu'un est à ma porte, je regarde par l'œilleton, j'entends la clés dans la serrure, la porte qui pousse contre mon ventre, je recule, je m'assois à reculons dans le truc au milieu de la pièce où d'habitude je ne suis pas, il est là devant moi, pas du tout comme je l'avais vu la première fois. De mémoire je vais retranscrire

  • je ne comprends pas du tout ce que vous me voulez, il dit
  • moi non plus, je dis
  • vous m'avez suivi hier non ?
  • vous aussi, je fais

Puis silence. J'ai bien fait de ne pas me laisser faire. J'ai tout de suite démonté son plan. Je lui ai dit que je savais qu'il voulait me voler le reste de mon manuscrit, que j'avais déjoué tous ses projets depuis le début, que ce n'était pas la peine d'aller plus loin dans les manœuvres d'intimidation, les jeux de piste dans la nature, la copie des clés, les doigts de mes personnages coupés dans des enveloppes et tout cela, qu'après tout c'était moi qui avait toutes les clés pour faire s'emboîter parfaitement toutes les pièces de l'œuvre monumentale et que ses fragments ne feraient de lui qu'un orpailleur de province débarqué au pôle par erreur.

  • mais, dites, il y a quand même un problème. Vous me persécutez depuis un moment pour un manuscrit sur lequel j'aurais des vues alors qu'il est de notoriété certaine que vous n'avez de ce manuscrit écrit aucune ligne depuis dix ans. C'est plutôt à moi de vous demander des comptes. Je me contente de passer dans la rue pour ma part pour aller acheter des clopes et des biscuits au gingembre dont rafolle mon chien que ma femme sort en parallèle dans une autre rue que la vôtre et je ne demande rien d'autre à la vie, certainement pas ce déballage d'intrusion dans votre vie privée et votre psychée franchement pas extraordinaire, sans parler de votre appartement décoré au bon soins des lamentins et parfumé comme on irait au zoo

C'est à peu près ce qu'il a dit avant de partir. Je le note pour pouvoir m'en souvenir donc. Ce sans gêne, cet aplomb, c'est tout simplement horrible. Étant reparti, je ne sais plus ce qu'il est advenu ensuite sinon que je me suis trouvé à me réveiller dans mon lit, mais pas non plus tout habillé avec des traces de coups et des relents d'alcool fort, non juste dans mon pyjama comme d'habitude, par une horrible matinée pleinement ensoleillé. Fait notable, c'était également le jour où dans la rue d'à côté de la mienne est tombé le premier missile prusse envoyé depuis des centaines de kilomètres de là. Et l'avant veille du déclenchement des hostilités nucléaires apparemment. Je le note pour pouvoir m'en souvenir dans la mesure où mon manuscrit a totalement brûlé dans l'incendie qui s'en est suivi ainsi que tout le reste, ce qui, soit dit en passant, me rassure un peu sur son existence et sur la mienne. Je le note pour me rassurer sur son existence, à mon manuscrit, avec ses différentes couches délicates à la fois dans l'expression, la suspension, la propulsion, la composition et tout le reste.

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