Je me suis rendu au bureau des retraites
Le bureau des retraites est un bloc de verre avec un bureau et une chaise installée sur une estrade qui forme la base du bloc de verre. On entre par une porte également transparente dont la poignée est taillée dans un verre légèrement dépoli afin qu'on ne se cogne pas à la porte en pensant qu'elle s'ouvre toute seule. Dans le monde auquel j'appartiens rien ne s'ouvre tout seul. Pour ouvrir des droits à la retraite, il faut pousser quelque chose, éventuellement bousculer quelqu'un. En revanche ce qui est agréable, c'est que tout est transparent, y compris la personne en face de laquelle le titulaire de droits à la retraite est en droit de s'asseoir pour discuter des fluides présents, passés et futurs. C'est au bureau des retraites que je me suis rendu, il me semble, si mes souvenirs sont exacts. Autrement je ne serais pas en mesure de décrire le bloc de verre, la poignée en verre dépoli et la chaise, c'est du moins ce que je me dis aujourd'hui quand j'y pense, à ma retraite et à où je vais bien pouvoir m'assoir pour mourir sans déranger la circulation des fluides du futur. Et ainsi, je crois bien avoir poussé la porte en verre, être resté debout dans un coin en attendant qu'on m'appelle dans le micro, avoir regardé le ballet des voitures sur la place de la Concorde, croisé le regard narquois des automobilistes occupés à se rendre à leurs affaires actives, dans des bureaux aux murs pleins, bien opaques, avec des graphiques compliqués accrochés aux murs et tant de choses encore que je ne verrai probablement jamais. Et puis j'ai manqué de me faire écraser pour me rendre au milieu de la place de la Concorde à pied, ce qui me permet d'affirmer mieux mon souvenir encore. On se souvient toujours de ces cas là et de toutes les circonstances autour, des yeux du conducteur furieux, de la couleur exacte de sa chemise, du pailletage rougéâtre du pare brise contre lequel on aura cogné sa tête violemment, du bruit de volaille croquée qu'emet le genou lorsqu'il éclate sur le pare buffle du véhicule immatriculé dans la savane, c'est à dire à Paris intra muros, enfin bref tous ces genres de détails qui démontrent à leur seule évocation que je me suis bel et bien rendu au bureau des retraites l'autre jour. Seulement voilà, il y avait un problème : j'étais le seul à me souvenir des détails pourtant transparents, sur le papier, comme on dit. Sous mon bras une pochette avec l'ensemble de mes bulletins de salaire en échange desquels on m'avait parfois autorisé à exercer une activité et la lettre que j'ai recu pour le rendez vous.
- Monsieur, vous avez sollicité l'existence de nos services pour mener à bien des éclaircissements au sujet de ce que vous nommez votre retaite et nous vous en remercions. Notre bureau est situé au centre de la Place de la Concorde à Paris, France, à toutes fins utiles, pendant la journée. En vous priant etc
Je cite de mémoire, car j'ai perdu cette lettre.
Mais en dehors de la chaise il n'y avait rien. Comment allaient-il m'appeler si en plus je ne voyais pas de dispositif sonore installé sur le mur, songeai-je. Mais comme mon coeur reprenait un rythme normal, je perçus au dessus du bruit de la circulation comme un bruissement, quelque chose comme le discours d'un petit robinet qui écoulerait un flot très ténu de paroles mondaines ainsi que cela se passe à la réception de l'ambassadeur de la savane intra muros j'imagine, et tandis que je m'approchais de la chaise en effet je perçus alors un chuchotement véritable mais un chochotement d'attente à vrai dire, une boucle de phrases qui disaient que j'étais le bienvenu, que j'étais invité à prendre place, qu'il me suffisait de prononcer le mot ok carambar pour que les services interactifs démarrent, que j'étais le bienvenu, que j'étais invité à prendre place, qu'il me suffisait etc.
- ok carambar
Et là, plus rien. Silence.
- ok carambar ?
Avec le bruit des voitures, le klaxons, les buffles et tout cela je n'avais en fait pas entendu une voix encore plus ténue qui avait commencé de dire quelque chose comme
- je suis Jeff, votre assistant retraite spécialisé, comme préalable à notre rencontre dite encore ok carambar j'enlève mes vêtements et enlevez vos vêtements sauf votre slip si vous êtes un homme sauf votre culotte et vos chaussures si vous êtes une femme, cela de telle manière à ce que nous puissions faire une première estimation de vos droits à la retraite en toute confidentialité puis dites j'accepte carambar
Loin s'en faut que cela fût parfaitement clair, car la voix de ce Jeff était très difficile à comprendre en plus d'être ténue c'est pourquoi dès que je fus en slip j'osai demander à Jeff Ok carambar qui pouvait bien être ce Jeff qui me parlait.
- ok oui, je suis Jeff, employé en toute transparence au service des retraites après un emphysème foudroyant qui a débouché sur mon embauche comme interlocteur spécialisé. Par respect pour ma mémoire l'ensemble de mes réponses a été entrainé sur le corpus de mes interactions pre mortem comme employé spécialisé au service de la recherche d'emploi... Dites Ok carambar et nous allons poursuivre notre échange
C'était donc vrai me disais-je que ceux à qui l'on a ôté les cordes vocales ne chuchottent pas de la même manière que par exemple l'assassin dans votre dos au creux de votre oreille au moment d'enfoncer le couteau entre vos omoplates ou que le petit enfant dans le noir qui pose une question délicate sur les nombrils, non, assurément pas, on ne comprend vraiment pas bien ces chuchotements là des gens sans corde vocale. Je contemplais le vide devant moi, en slip, avec ma pochette de feuilles de paie sous le bras, ne sachant que dire de plus. Puis je sentis sur ma peau nue exposée aux regards de tous les actifs motorisés un bref courant d'air qui ne me parut pas issu de la providence éthérée mais de je ne sais quelle mystérieuse soufflerie.
Jeff se réveilla soudain.
- merci pour votre visite, vous pouvez maintenant partir, tout est arrangé.
Comment ça, demandai-je, je pouvais partir alors que je venais juste d'arriver et qu'à ma connaissance je n'avais encore posé aucune question sur ma retraite, ni le début ni la fin d'une question c'est à dire.
Jeff m'affirma dans un soupir encore plus inaudible que la question ne se posait plus et que je pouvais donc partir. Par quel mystère monsieur, m'insurgeai-je en levant bien droit mon index vers le ciel, osez vous, de la sorte, un contribuable, tel que moi, ne pas etc
C'est à ce moment qu'une épaisse fumée blanche commença à s'élever du sol par quelques interstices jusqu'alors inaperçus.
- J'ai travaillé monsieur et même si je n'ai jamais compris aucun mot écrit sur aucune de mes feuilles de paie, elles sont là pour témoigner de mon existence solide comme contribuable
- Oui, je suis Jeff, j'affirme que vous êtes un trou du cul et je suis là pour vous le dire, si vous insistez. Vous ne devriez pas insister. Nonobstant votre nature de trou du cul qui découle naturellement de votre gueule qui ne revient à personne, plusieurs problèmes différents empèchent l'administration de répondre à toute demande que vous pourriez formuler à son endroit, premièrement vous avez tapé un peu au hasard sur des claviers d'ordinateur pendant des années en échange de salaires qui après rééxamen de méritaient pas notre peine, en plus de cela vous vous êtes rendu d'après nos sources au bureau des écrivains en vous présentant comme écrivain alors que vous avez en réalité tapé des mots au peu au hasard en vue de percevoir une retraite proportionnelle aux mots tapés, ce qui contrevient à la loi relative au non cumul des mandala du quinze octembre deux mille dix-huit et dernièrement il apparait après examen que le rapport entre votre masse graisseuse et votre masse corporelle générale vous dispense complètement de droits à la retraite en raison de la mort qui interviendra pour vous tout prochainement d'après nos calcul de point de vie, laquelle mort en revanche pourrait ouvrir droit pour vous à une nouvelle carrière d'opérateur spécialisé dans la recherche d'emploi, cela en raison de vos capacités à taper un peu n'importe quoi sur des claviers en faisant oui oui de la tête, d'après notre enquête, si vous insistez. Si vous souhaitez récupérer vos points de retraite pendant votre mort en exerçant comme agent spécialisé en recherche d'emploi, il vous suffit de dire ok carambar et de rester assis sur la chaise afin qu'on vienne chercher votre corps, auquel il sera donné bonne suite.
Poule mouillé tel que je suis, je décidais confusément de récupérer à tâtons mes feuilles de paies, à toutes fins utiles, comme on dit, et me glisser vers la porte et tant pis pour mes chaussures et mes vêtements si, me disais-je, en toussant très fort, suffocant, si j'ai bien mes feuilles de paie, tant il est vrai qu'on ne sait jamais, comme on dit.
La nuit était très fortement tombée sur la place de la Concorde quand je rouvris les yeux après le net évanouissement qui sans doute s'ensuivit. Autour de moi le flot des automobiles de la savane s'était réduit à quelques flammes rouges qui dansaient et qui faisaient boom boom un peu au hasard en s'éloignant au milieu d'éclats rires juvéniles. Est ce que ce n'était pas comme ça dans un film italien plutôt ? Je ne savais plus. Une bien belle nuit d'été en tout cas pour se promener en slip avec ses fiches de paie, où qu'on en soit de sa mise au point, de son calcul de mise au point de retraite ou de mise au pas du calcul de mise en plis de la vie, un plis après l'autre et nous procéderons par strates concentriques sur la ceinture abdomidale, abdominable, serrez bien vos ceintures, la petite, la grande, suivez le périphérique, à genoux maintenant, debout, couché, debout, un sucre, une patte, hop, slip léopard, salopard, on se tient sur un pied, on fait la planche, ah mais je vois que vous avez tous les yeux à chaque oeil, je vous mets comme convenu un tampon sur votre bulletin que vous pourrez transmettre à votre employeur pour qui de droit à toutes fins utiles, ce n'est qu'une formalité, rester en forme, un métier en soi, quand on a le pied à l'étrier on fait son lit comme on se couche, pardon monsieur je peux vous poser une question,
- plait il ? demandais-je au fonctionnaire bras à la portière sous son gyrophare en pétard
- les librairies sont fermées à cette heure ci, vous avez parfaitement raison, nous ne trouverons certainement pas une bonne traduction de Dante à cette heure ci, en revanche nous ce qu'on peut faire c'est vous aider à traverser la place sur quatre roues plutôt que sur un seul pied.
Ensuite je crois que nous avons compté les points ensembles.